Existe-t-il quoi que ce soit de rigoureux dans une partition musicale ?

Cet article remet en question la rigueur dans la notation musicale et l'écriture d'une partition. Il fait référence à certaines notions d'acoustique.

Lorsque vous lisez le début d'une partition, sous le titre de la pièce et le nom du compositeur, vous trouvez généralement une marque de tempo (par exemple, adagio, moderato, allegro, etc.) et souvent une indication de style en italien (par exemple, affettuoso, scherzando, maestoso, etc.) qui vous indique comment interpréter la pièce.

Voici un exemple d'en-tête de partition :

Exemple d'en-tête de partition

Les deux indications ne sont que de vagues directives. Même lorsqu'une marque de tempo s'accompagne d'une indication métronimique (par exemple, M.M.  O = 40) très peu de solistes ou de chefs d'orchestre se référeront au pouls du métronome pour respecter le tempo souhaité. Une grande partie de ces instructions de tempo et d'expression est laissée à la discrétion de l'instrumentiste.

Plus loin, la partition proprement dite est plus ou moins un graphique dans lequel le temps se lit de gauche à droite (en “abscisse”) et, sur chaque portée, les hauteurs de note se lisent de bas en haut (en “ordonnée”). Comme tous les instrumentistes ne jouent pas simultanément, et ceux qui soufflent dans un instrument à vent doivent respirer, quelques silences complètent la partition.

Lorsque vous jouez d'un instrument, le temps s'écoule plus ou moins rapidement en fonction du tempo, et les hauteurs de notes correspondent à des fréquences d'émission des sons. Il est donc communément admis qu'une partition est constituée de séries de notes, ou encore de “fréquences” que le compositeur a savamment positionnées dans le temps.

Compte tenu, toutefois, que le temps (mesuré en secondes) et les fréquences (mesurées en Hertz — Hz) dépendent d'une seule et même grandeur physique —le temps,— un peu paradoxalement, lorsque vous jouez d'un instrument, ce n'est pas la fréquence qui dépend du temps, c'est la pression de l'air. Cette figure montre comment varie la pression de l'air lorsqu'un son “pur” (en fait, purement théorique) est émis :
Forme d'onde d'un son “pur”

En fait, tous les instruments produisent des harmoniques qui modifient cette forme d'onde théorique en fonction du timbre de l'instrument. Voici un exemple :

Forme d'onde d'une note réelle

Pour illustrer le paradoxe ci-dessus, supposons que vous conduisez une voiture sur une route limitée à 80 km/h et que vous entrez dans une zone limitée de 50 km/h. Selon que vous êtes un conducteur nerveux ou placide, vous ajusterez votre vitesse plus ou moins rapidement. (Les conducteurs stupides ou novices peuvent même s'arrêter devant la limite de vitesse, puis redémarrer à 50 km/h.) Dans tous les cas, ce n'est pas la vitesse de la voiture qui est fonction du temps, c'est sa position. Paradoxalement, on ne peut pas déterminer simultanément et avec précision la vitesse et la position d'un objet. (Cela ne vous empêchera pas, toutefois, d'être flashé dans un endroit particulier pour excès de vitesse : la police ne s'arrête pas à de telles considérations physiques.)

Revenant à la notation musicale, les changements de hauteur de notes (en raccourci, certains diraient de “fréquences”) amènent un certain nombre de fréquences transitoires étrangères : c'est l'attaque de la note. Selon que vous jouez staccato, tenuto ou legato, la pression de l'air et les fréquences étrangères varient assez différemment. (Sans parler du portamento, des trémolos, des trilles et autres divers ornements.)

Les changements soudains de dynamique (par exemple, pf, fp, sfz, etc.) s'accompagnent également d'un certain nombre de fréquences étrangères. De même, les changements soudains de rythme (par exemple, ritenuto, rubato, etc.) peuvent modifier la perception du son.

Certains objecteront que les changements de hauteur, de dynamique ou de rythme génèrent des fréquences étrangères qui passent inaperçues. C'est en partie vrai tant que l'on joue legato des notes dans le médium (quelques centaines ou milliers d'Hz) dont la durée (quelques fractions de seconde) n'exigent pas une virtuosité exceptionnelle.

Ce n'est plus vrai, toutefois, lorsque l'on joue dans le grave (quelques dizaines d'Hz) et dans un tempo rapide. Si vous jouez une série de doubles croches dans les graves d'une contrebasse ou d'un tuba, l'effet est “pâteux”. Essayez de jouer cette série de doubles croches d'un trait à la contrebasse (ou cliquez pour l'entendre) :

Fast sixteenth notes in the bass

Votre auditoire, s'il y en a un, peine à comprendre. Comparez maintenant avec le même trait joué au violon quatre octaves plus haut (cliquez pour l'entendre) 

Fast sixteenth notes in the medium

En passant, c'est la raison pour laquelle, dans l'orchestre, les parties instrumentales dans le grave sont généralement moins chargées que les parties supérieures. Si les instrumentistes (en particulier les bassistes et les violoncellistes) n'exigeaient pas une certaine animation dans leur jeu, les compositeurs rempliraient volontiers leurs partitions avec des “œufs de pigeon” (autrement dit, des notes rondes).

Compte tenu de la discussion ci-dessus, réduire une partition à une série de fréquences dépendant du temps ressemble à un canular. Une partition est plutôt un canevas dont les instrumentistes peuvent largement s'écarter en termes de tempo, d'expression, et aussi d'articulation et de rendu musical en général. (Sans parler des alternatives ossia, des cadences et autres phrases que les compositeurs eux-mêmes spécifient ad libitum.)


En conclusion, le rendu musical d'une pièce est une responsabilité partagée entre le compositeur et son ou ses interprètes. La partition proprement dite n'est qu'une construction musicale intellectuelle. ●


Jean-Pierre Vial

Août 2020

Jean-Pierre Vial, compositeur français